|
Autour du dahir sur la justice berbère Texte d'un auteur surnommé Aqqa nous ramène au débat sur "le dahir berbère" dans les milieux coloniaux de l'époque et les dessous d'une guerre entre le Protectorat et ses protégés. Texte publié dans le livre de Med Mounib " dahir berbère le plus grand mensonge " qui a l'origine publié dans la revue de l'Afrique française, 1930, pages 514/517. Dans le numéro du mois d'août de ce Bulletin a paru, sous le sigle de Mohand, une mise au point des communiqués tendancieux qui, via Madrid et via Londres, ont paru, çà et là, dans la presse européenne, concernant de prétendus troubles qui auraient secoué le Maroc à l'occasion de la promulgation du dahir sur la justice en pays berbère. Depuis, le mouvement signalé dans la petite minorité dont parle Mohand a évolué et nous avons aujourd'hui la preuve, de la bouche même des énervés, que les lauriers de Gandhi empêchent de dormir, que le dahir sur la justice berbère n'a été qu'un pur et simple prétexte. Comme ce prétexte est allé rejoindre le rayon des vieilles lunes, il est possible maintenant d'esquisser un tableau d'ensemble de l'agitation qui s ' est manifestée à cette occasion. Depuis que Mustapha Kemal a orienté la Turquie vers une évolution purement européenne et a préconisé la culture latine à son pays, l'idéal politique des jeunes marocains s'est fixé sur le zagloubisme et le Wafd avec, comme masque, le paravent du Wahabisme pour se ménager les sympathies des " vieilles barbes ", Ayant mal digéré une pseudo culture secondaire française et une semi-culture arabe orientée très habilement et sournoisement vers le nationalisme, un certain nombre de ces jeunes gens (il faut bien se garder de parler, même d'une majorité) ont estimé que le gouvernement du Protectorat ne faisait pas à leurs éminentes qualités intellectuelles et morales, la place qu'elles méritaient. Comme tous les mécontents, ils se sont mis à l'affût d'une circonstance où ils pourraient faire entendre leurs doléances avec le maximum de publicité et le minimum de risques. Ils étaient en outre pressés d'agir, car les journaux du Caire publiaient qu'un congrès des "jeunesses musulmanes" devait se réunir dans la Métropole égyptienne et nos néophytes brûlaient d'y apporter, sans modestie, des résultats positifs. Mais il fallait ronger son frein en silence, car le nouveau Résident général arrivait de Tunisie, précédé d'une flatteuse réputation en matière de politique indigène et, après un bref recueillement, commençait de prendre des mesures destinées à redonner vie et vigueur à une saine et généreuse politique à l'égard des Marocains et notamment des jeunes. Par ailleurs, l'unanimité était loin de se faire au camp d'Agramant : les campagnes étaient et demeurent indifférentes: dans les villes principales (Fès, Rabat, Salé, Casablanca, Marrakech) les jeunes étaient en hostilité plus ou moins déclarée avec les " vieilles barbes " et les " religieux " des confréries. La situation était donc difficile pour nos agités: ni état-major, ni troupes: pas de finances. Il est malaisé dans ces conditions, d'entamer une guerre avec l'espoir de la faire durer puisque l'objectif de la lutte était de forcer la main du gouvernement. Le dahir sur la justice berbère leur parut être le moyen rêvé pour ameuter l'opinion dans les villes et leur faire marquer un avantage important. S'ils obtenaient, en effet, la moindre modification au dahir, ils étaient assurés d'une clientèle étendue et d'appuis financiers appréciables et durables. Or, les conjonctures paraissaient extraordinairement favorables. D'une part, en effet, les risques à courir en s'agitant à cette occasion paraissaient bien minces. Ne savait-on pas, sous le manteau, que bien des fonctionnaires français et non des moindres n'approuvaient pas que l'on donne la sanction de la légalité aux coutumes berbères ? On avait là la " fissure " rêvée dont parle Maurice le Glay dans son récent roman, " Sentiers de la guerre et de l'amour ". Et, d'autre part, il paraissait depuis un certain temps, dans des ouvrages, des brochures et des journaux, sous des signatures de personnages officiels ou supposés tels, des études qui pouvaient laisser espérer que l'on envisageait dans les sphères gouvernementales une prompte évangélisation des Berbères. On pouvait donc faire glisser l'agitation sur le plan confessionnel qui a si rapidement des retentissements profonds, encore que de nature inverse, et chez les Français et chez les musulmans. Le machiavélisme et la promptitude des agités furent remarquables : aux " vieilles barbes " ils soulignèrent que le nouveau dahir était une attaque préméditée contre l'Islam et l'autorité spirituelle du Sultan ; aux "religieux" des confréries ils assurèrent que le texte incriminé marquait pour eux la fin des "ziaras" ou tournées pastorales, si fructueuses dans la montagne berbère. Ils s'assurèrent enfin de quelques appuis auprès de certains wahabites ou réputés tels qui fréquentent le "seuil" chérifien. Ainsi assurés d'un succès quasi certain et sans risques apparents, ils déclenchèrent le concert. Cela débuta par des "latif" ou rogations, récitées ou plutôt vociférées après la prière du vendredi à la Grande Mosquée. C'est le vendredi que l'on trouve le plus de monde rassemblé. Les fidèles s'étonnèrent. Pourquoi invoque-t-on le saint nom d'Allah ? Interrogèrent-ils. C'est parce que l'Islam est attaqué, répondaient les conjurés. A partir d'aujourd'hui les Berbères vont être contraints d'aller à la messe et de mettre des chapeaux (sic). Comme personne, pas même les conjurés, n'avait lu le dahir, ces bourdes prenaient facilement. Et nos énervés de faire des collectes à l'issue du "latif" pour recueillir de l'argent a fin de distribuer du pain aux pauvres et de la sorte se mettre en état de pureté pour mieux défendre l'Islam. A l'annonce de ces premières manifestations on se mit à rire. Mais, comme la calomnie de Figaro, le mouvement alla crescendo. Et tout de suite on perçut des perspectives infinies de complications de toutes sortes. Réveil de l'hostilité contre le grand Vizir que d'aucuns trouvent gênant parce qu'il occupe l'emploi depuis trop longtemps. Réveil de l'hostilité entre grands clans pouvant aspirer aux différents vizirats. Exploitation du mécontentement profond causé à Fès par la situation économique très précaire aggravée d'une récolte nettement déficiente. Agitation des protégés anglais et italiens. L'autorité française, en l'absence du Sultan et du grand Vizir alors en France, se borna à déférer les plus compromis aux autorités chérifiennes compétentes pour atteinte à la paix publique. Puis le Sultan et le grand Vizir rentrèrent de France. On les mit au courant. Le Sultan fit alors rédiger et lire dans les mosquées un message dans lequel il affirmait, en sa qualité de prince des croyants, que le dahir ne portait pas la moindre atteinte à l'Islam et qu'il avait pour seul but d'assurer le respect des coutumes berbères. Le souverain invitait en conséquence ses sujets à cesser immédiatement toute agitation à ce sujet. En même temps, la Résidence générale envoyait aux autorités de contrôle une circulaire destinée à dissiper toute espèce d'équivoque à supposer qu'il yen eût. Le tout fut publié dans la presse. Il n'était plus possible de continuer à vouloir sauver un Islam que nul n'avait songé à attaquer. C'est alors que les batteries furent démasquées. Les agités avouèrent carrément que le dahir sur la justice berbère était un simple prétexte et qu'ils allaient exposer leurs revendications véritables. En même temps les conjurés décidaient de concentrer le mouvement à Fès où les conjonctures paraîtraient être plus favorables parce que c'est à Fès que se trouve le conseil des oulémas qui proclame et dépose les Sultans. On organisa une députation qui fut chargée d'aller à Rabat exposer au Makhzen les desiderata de la population des villes. Pour la faire recevoir par le Sultan on mit à sa tête un vénérable personnage, ancien vizir de la justice, et qui avait été précepteur du Sultan Moulay Youcef. Mais le véritable inspirateur de la délégation était un sieur Si Mohammed Ben Abdesselam Lahlou, ancien protégé allemand, notable commerçant, que nous avions essayé de nous rallier en lui octroyant la Légion d'Honneur, en le faisant accéder au conseil municipal, à la chambre de commerce et à la société de bienfaisance indigène. La délégation reçut audience du souverain qui l'accueillit avec beaucoup de courtoise majesté et reçu de ses mains la requête de ses sujets fassis. A l'issue de l'audience chérifienne, la délégation fut conduite à la beniqa (cabinet) du grand Vizir et là, le sieur Lahlou, sur un ton insolent et impérieux, demanda une réponse à la requête. Les Lahlou et les Mokri sont dans la situation respective des Montaigu et des Capulet. Le grand Vizir répondit qu'il fallait donner le temps au Makhzen d'examiner les voeux des gens de Fès et qu'il serait alors donné à ces voeux la suite qu'ils paraîtraient devoir comporter . On était loin du succès qu'imprudemment on avait annoncé dans les souks de la capitale idrissite avant le départ pour Rabat. Aussi, pour masquer l'insuccès, on résolut de s'agiter à nouveau. Lahlou et trente-trois conjurés décidèrent de faire prononcer des " latif " à la grande mosquée, mais cette fois contre le grand Vizir et le Sultan. Du dahir sur la justice berbère il n'était plus question, et encore moins de la défense de l'Islam. Des émissaires furent envoyés à Rabat, à Salé, à Casablanca et à Marrakech pour que des " latif " soient récités dans le même sens et pour que des délégations soient envoyées au Souverain. C'était de la révolte ouverte. Les autorités chérifiennes firent arrêter les instigateurs et sur l'ordre du Makhzen des mesures d'éloignement furent prises contre eux. Il est à penser que les méditations qu'ils ne manqueront pas d'avoir dans les solitudes apaisantes du bled marocain où nos soldats se font tuer pour que les commerçants de Fès et d'ailleurs puissent se livrer paisiblement à leur négoce, les inciteront à plus de sagesse et à plus de reconnaissance. Cette mesure énergique paraît avoir calmé toutes les énergies surabondantes. Des protestations de loyalisme affluèrent de tous côtés aux autorités. Le plus curieux dans cette affaire est que, tandis que de jeunes excités s'agitaient en faveur de leurs " frères" les Berbères, ces derniers, spontanément, au fur et à mesure qu'on leur notifiait le dahir consacrant leurs coutumes ancestrales, chargeaient leurs djemaâs d'adresser de fervents remerciements au Sultan pour le témoignage de bienveillance qu'il leur donnait par cette mesure législative. Toutes les djemaâs protestaient également de leurs sentiments de respect et de fidélité à l'imam religieux qu'est pour eux le Sultan. Si donc, les agitateurs n'avaient pas eux-mêmes confessé que le dahir du 16 mai 1930 n'était qu'un prétexte d'excitation, nous en eussions été convaincus par la seule lecture des adresses envoyées par les djemaâs berbères à leur souverain dont ils reconnaissaient ainsi, pour la première fois dans 1'histoire du Maroc, l'autorité temporelle, grâce à la force de nos armes. Tout cela n'était pas ignoré des énervés des grandes villes, mais quand on est de mauvaise foi, on n'est pas à une entorse près de la vérité. Le mouvement a donc fait long feu. Il essaiera, comme le Phoenix de la mythologie, de renaître de ses cendres. C'est certain. Mais on peut être assuré de l'attention vigilante du Protectorat. On peut affirmer que les jeunes Marocains ont tort de présenter des requêtes, dont certaines sont justifiées, sous cette forme d'hypocrite violence. D'ailleurs la majorité d'entre eux a très bien compris l'inconvenance du procédé et beaucoup se sont tenus à l'écart, consacrant au travail sérieux les loisirs qu'ils ont. Des enseignements sont à dégager de ces incidents. L'on peut d'ores et déjà méditer sur le sujet suivant: il y a dix-huit ans à peine que nous avons retiré le Maroc de l'anarchie où il sombrait et voici qu'on entend un nationalisme qui a des revendications à exposer ! On a perçu aussi çà et là des influences mauvaises le comité syro-palestinien -les Egyptiens xénophobes -les agents occultes de l'Angleterre et ceux de l'Italie fasciste Les autorités consulaires de ces deux pays ont
été correctes et le consul général de Grande-Bretagne
a recommandé à ses ressortissants
de rester "neutres " dans ce mouvement d'opinion. Certes,
les protégés anglais entendront
cette recommandation, car, au fond, ils croyaient simplement faire
plaisir à des agents qui ne seraient sans doute point fâchés
que notre pays connût des difficultés du même ordre
que celles que l'on rencontre en Egypte et aux Indes. Dès
l'instant que les Anglais marquent leur désapprobation, les ressortissants
marocains de cette nation se tiendront cois en regrettant que les "chrétiens"
manifestent entre eux une solidarité qui leur enlève une
occasion de se distraire d'une façon orthodoxe à leurs dépens.
Mais une longue suite d'observations nous permet d'affirmer que dans d'autres
occasions cette recommandation de neutralité ne suffirait peut-être
pas et qu'alors -il vaut mieux prévenir que guérir -un effet
plus certain résulterait d'une menace de
retirer aux perturbateurs la protection britannique. L'avertissement
serait beaucoup mieux entendu. C'est en effet en vertu d'une illusion
tenace que nous sommes persuadés que les musulmans distinguent
entre les "chrétiens", des nations selon notre concept
occidental. Les évolués ou ceux qui se disent tels, ne croient
pas à la nécessité du chrétien protecteur
et éducateur. Ceux qui ne le sont pas imaginent la chrétienté
construite sur le même plan que l'Islam. Restons bien convaincus
que nous n'avons à attendre de secours et d'appui que de nous-mêmes.
Ne rions pas des difficultés que rencontrent d'autres puissances
européennes au contact de l'Islam. Efforçons-nous simplement
de mettre au point la solution française du problème de
notre fixation définitive en Maghreb musulman. Nous l'avons dégagée
théoriquement. Il nous reste à la réaliser pratiquement.
Un des plus puissants moyens est de nous pencher avec sincérité
et ferveur sur ces âmes inquiètes et tourmentées.
|
|