...Précurseur
de la sociologie moderne, Ibn Khaldoun est une référence
incontournable dans le domaine de la réflexion sur l'histoire
sociale des peuples et civilisations méditerranéennes.
En réponse aux arabo-staliniens et aux arabo-intégristes,
qui érigent les arabes et leurs "civilisation "
en modèle "universaliste ", nous publions un
extrait d' "AI Muqaddima" d'Ibn Khaldoun qui parle,
justement de cette civilisation arabe et des arabes. Notre objectif
est de lutter contre l'amnésie et permettre à
nos lecteurs de se faire leur propre opinion. Ce serait ainsi
que les arabistes seront invités à davantage de
modestie et de relativisme, à se remettre en question
et à se situer "objectivement" dans le concert
des civilisations. ...
En
raison de leur nature sauvage, les arabes sont des pillards
et des destructeurs. Ils pillent tout ce qu'ils trouvent sans
combattre ou sans s'exposer. Puis ils se replient sur leurs
pâturages au désert. Ils n'attaquent ou ne combattent
que pour se défendre. Ils préfèrent éviter
les forteresses ou les positions difficiles: ils ne les attaquent
pas. Les tribus que protègent d'inaccessibles montagnes
sont à l'abri de la malfaisance et des déprédations
des Arabes. Ceux-ci ne franchiront pas de collines ou ne prendront
pas de risque pour aller chercher les montagnards.
Au contraire, les plaines sont livrées à leur
pillage et en proie à leur avidité, si leur dynastie
est faible ou qu'elles n'aient pas de troupes pour les défendre.
Alors- les Arabes y fond des incursions, des pillages, des attaques
répétées, parce qu'il s'agit de territoires
accessibles. Les habitants peuvent succomber et devenir les
jouets des changements de pouvoir, jusqu'à ce que leur
civilisation disparaisse. Dieu est tout puissant!
Les
Arabes sont une nation sauvage (umma washiyya), aux habitudes
de sauvagerie invétérées. La sauvagerie
est devenue leur caractère et leur nature. Ils s'y complaisent,
parce qu'elle signifie qu'ils sont affranchis de toute autorité
et de toute soumission au pouvoir. Mais cette attitude naturelle
est incompatible (mund-fiya) et en contradiction (munâqida)
avec la civilisation ('ùmrân). Toutes les habitudes
des Arabes les conduisent au nomadisme et au déplacement.
Or, c'est là l'antithèse et la négation
de la sédentarisation (maskûn), qui produit la
civilisation. Par exemple: les Arabes ont besoin de pierres
pour leurs foyers et leur cuisine -ils les prennent aux maisons,
qu'ils détruisent dans ce but. Ils ont besoin de bois
pour leurs tentes, pour les étayer et en faire des piquets:
ils abattent les toits, pour en tirer le bois dans ce but. La
véritable nature de leur existence est la négation
de la construction (binâ'), qui est le fondement de la
civilisation. Tel est, généralement, leur cas.
De plus, c'est leur nature de piller autrui. Ils trouvent leur
pain quotidien à l'ombre de leurs lances (rizqu- hum
fi zilâl rimâ-i-him). Rien ne les arrête pour
prendre le bien d'autrui.
Que
leurs yeux tombent sur n'importe quel bien, mobilier ou ustensile,
et ils s'en emparent. S'ils arrivent à la domination
et au pouvoir royal, ils pillent tout à leur aise. Il
n'y a plus rien pour protéger la propriété
et la civilisation est détruite.
D'autre part, étant donné qu'ils font travailler
de force les artisans et les ouvriers, le travail leur parait
sans valeur et ils refusent de le payer. Or, comme on le verra
plus loin, le travail est le fondement du profit (al- a'mâl,
aslu I-makâsib). Si le travail n'est pas apprécié,
s'il est fait pour rien, l'espoir de profit disparaît,
et le travail n'est pas productif. Les sédentaires se
dispersent et la civilisation décline. Autre chose encore
: les Arabes ne portent aucun intérêt ('inâya)
aux lois (ahkâm). Ils ne cherchent pas à dissuader
les malfaiteurs ou à assurer l'ordre public. Ils ne s'intéressent
(hammu-hum) qu'à ce qu'ils peuvent soustraire aux autres,
sous forme de butin ou d'impôt. Quand ils ont obtenu cela,
ils ne s'occupent ni de prendre soin des gens, ni de suivre
leurs intérêts, ni de les forcer à se bien
conduire. Ils lèvent des amendes sur les propriétés,
pour en tirer quelque avantage, quelque taxe, quelque profit.
Telle est leur habitude. Mais elle n'aide pas à prévenir
les méfaits ou à dissuader les malfaiteurs. Au
contraire, le nombre en augmente: comparée au bénéfice
du crime, la perte représentée par l'amende est
insignifiante. En régime arabe, les sujets vivent sans
lois, dans l'anarchie (fawda). L'anarchie détruit l'humanité
et ruine la civilisation. En effet, le pouvoir royal tient à
une qualité naturelle de l'homme. C'est lui qui garantit
l'existence des hommes et leur vie sociale (ijtimâ').
On a déjà vu cela au début du chapitre.
Et
puis, tout Arabe veut être le chef : Aucun ne veut s'effacer
devant un autre, fût-il son père, son frère
ou l'aîné de sa famille. Il ne s'y résout
que rarement, et parce qu'on lui fait honte (-ayâ'). Aussi
y a-t-il, chez eux, beaucoup de chefs et de princes, et les
sujets doivent-ils obéir à plusieurs maîtres
- pour les impôts et pour les lois. C'est ainsi que la
civilisation décline et disparaît. 'Abd-al-Malik
reçut un jour une délégation arabe. Il
questionna un nomade (a'rabî) sur (le gouverneur) AIhajjâj,
en escomptant en entendre un éloge pour sa façon
de commander et son oeuvre civilisatrice. Mais l'Arabe répondit
: " Quand je l'ai quitté, il était injuste
tout seul! " On remarquera que la civilisation s'est toujours
effondrée avec la poussée de la conquête
arabe : les établissements se sont dépeuplés
et la terre devint toute autre que la terre (tabaddalati l-ard
ghayra l-ard). Le Yémen, où vivent les Arabes,
est en ruine, à part quelques villes. La civilisation
persane en Iraq est complètement ruinée. Il en
est de même, aujourd'hui, en Syrie. Quand les Hilâliens
et les Banû Sulaym ont poussé jusqu'à la
Tunisie et au Maroc, au début du Xie siècle, et
qu'ils s'y sont débattus pendant 350 ans, ils ont fini
par s'y fixer et les plaines en ont été dévastées.
Autrefois, toute la région entre la Méditerranée
et le Soudan était peuplée, comme le montrent
les vestiges de civilisation, tels que monuments, sculptures
monumentales, ruines de villages et d'agglomérations.
" Dieu hérite la terre et tout ce qui vit sur elle.
Il est le meilleur héritier " (XXI, 89).
En
effet, en raison de leur sauvagerie innée, ils sont,
de tous les peuples, trop réfractaires pour accepter
l'autorité d'autrui, par rudesse, orgueil, ambition et
jalousie. Leurs aspirations tendent rarement vers un seul but.
Il leur faut l'influence de la loi religieuse, par la prophétie
ou la sainteté, pour qu'ils se modèrent d'eux-mêmes
et qu'ils perdent leur caractère hautain et jaloux. Il
leur est, alors, facile de se soumettre et de s'unir, grâce
à leur communauté religieuse. Ainsi, rudesse et
orgueil s'effacent et l'envie et la jalousie sont freinées.
Quand un prophète ou un saint, parmi eux, les appelle
à observer les commandements de Dieu et les débarrasse
de leurs défauts pour leur substituer des vertus, les
fait tous unir leurs voix pour faire triompher la vérité,
ils deviennent alors pleinement unis et ils arrivent à
la supériorité et au pouvoir royal. D'ailleurs,
aucun peuple n'accepte aussi vite que les Arabes la vérité
religieuse et la Bonne Voie, parce que leurs natures sont restées
pures d'habitudes déformantes et à l'abri de la
médiocrité. La sauvagerie peut être surveillée
et s'ouvrir aux vertus, car elle est restée dans l'état
de religion naturelle (fitra); loin des mauvaises habitudes
qui laissent leur empreinte sur les âmes. Selon la Tradition:
" Tout enfant naît dans l'état de religion
naturelle. "
Les
Arabes, plus qu'aucune autre nation, sont enracinés dans
la vie bédouine et s'enfoncent profondément dans
le désert. Ils ont moins besoin, pour leur vie rude et
dure, des produits et des céréales des collines.
Ils peuvent donc se passer des autres. Il leur est difficile
de se soumettre les uns aux autres, parce qu'ils sont un peuple
sans loi, à l'état sauvage. Leur souverain a donc
le plus grand besoin des liens du sang ('asabiyya), nécessaires
à l'autodéfense.
Il est forcé de gouverner ses sujets en douceur et d'éviter
de les heurter. Sinon, il aurait des difficultés avec
l'esprit tribal, ce qui causerait sa perte et la leur. D'autre
part, cependant, la monarchie et le gouvernement demandent une
poigne de fer, seul gage de durée.
Comme les Arabes; par nature s'emparent des biens d'autrui,
de même, ils s'abstiennent de tout arbitrage et de maintenir
l'ordre public. Quand ils ont conquis une nation, leur objectif
est d'en profiter pour s'emparer des biens de celle-ci. De plus,
ils se passent de loi. Ils punissent parfois les crimes par
des amendes, pour accroître les revenus du fisc et en
tirer, financièrement, avantage. Mais ce n'est pas là
un frein pour le crime. Ce serait même plutôt un
encouragement, car le mobile d'un crime doit être assez
puissant pour compenser le simple paiement d'une amende insignifiante.
Ainsi, les méfaits deviennent de plus en plus nombreux
et la civilisation décline. Une nation dominée
par les Arabes est dans un état voisin de l'anarchie,
où chacun s'oppose à l'autre. Ce genre de civilisation
ne peut durer: il court à sa perte, aussi vite que l'anarchie
elle-même.
Toutes
ces raisons éloignent, naturellement, les Arabes de la
monarchie. Il faut que leur nature soit profondément
transformée par une structure (sibgha), religieuse, qui
les amène à se modérer et à maintenir
l'ordre public. C'est ce que montrent les dynasties arabes musulmanes.
La religion a soudé leur pouvoir temporel à la
loi religieuse et à ses prescriptions, qui -de façon
explicite ou implicite- sont dans l'intérêt de
la civilisation. Les califes suivirent cette voie. La monarchie
et le gouvernement des Arabes devinrent grands et forts. Quand
Rostam vit les Musulmans rassemblés pour la prière,
il s'écria: "'Omar m'a rongé le foie! Il
apprend aux chiens les bonnes manières! " 2.
Plus
tard, les Arabes furent écartés des dynasties
régnantes, pour des générations. Ils négligèrent
leur religion, oublièrent la politique et retournèrent
au désert. Ils ignoraient le rapport de leur esprit de
clan avec la dynastie régnante, car l'obéissance
et la loi leur étaient redevenues étrangères.
Ils redevinrent aussi sauvages que dans le passé. Le
titre de " roi " cessa de leur être appliqué,
à l'exception des califes de race (jîl) arabe.
Après la disparition du califat, le pouvoir sortit de
leurs mains : des Barbares s'en emparèrent. Les Arabes
restèrent alors Bédouins au désert, ignorant
la monarchie et la politique. La plupart ne savent même
plus qu'ils ont régné autrefois, ou qu'aucune
autre nation n'a rayonné autant que la leur. Avant l'Islâm,
ce furent les dynasties de' Âd et de Thamûd, les
Amalécites, les Ijimyarites et les Tubba'; depuis, les
Mudarites, les Omayyades et les Abbâsides. Mais, quand
les Arabes oublièrent leur religion, ils n'eurent plus
de rapport avec la politique, et ils retournèrent à
leur désert originel. Farfbis encore, comme au Maroc
actuel, ils dominent des dynasties trop faibles, mais leur supériorité
ne peut conduire qu'à la ruine de la civilisation. Dieu
est le meilleur héritier (XXI, 89) !
Notes:
1. Autre passage célèbre sur les Arabes nomades,
destructeurs de civilisation. Or pour Ibn Khaldun, celle-ci
est liée à la culture sédentaire. Ces considérations
font, aujourd'hui, vivement critiquer Pauteur par certains nationalistes,
qui voient en lui le pourfendeur des Arabes, alors qu'il s'en
prend seulement aux méfaits des nomades.
1. Il est toujours difficile de rendre, en arabe, J,'le
mot " structure ". Aujourd'hui, la langue hésite
entre bunya, bind, tarkfb, niâm, jihâz et surtout
haykal. Ici, Ibn Khaldûn emploie sibgha. " Teinture,
coloration ", qui reviendra souvent, dans ce dernier sens,
dans son texte.
2. Mépris de l'Iranien raffiné pour les "
Barbares " arabes.
Source journal Agraw N°:129 du 16 juillet 2004 Maroc |